J’ai commencé à pratiquer la médecine d’urgence le 1er juillet 2000. Je sortais tout juste de ma résidence en médecine familiale. Rempli d’optimisme, alimenté par la passion, mû par la compassion, j’aimais vraiment ce travail. J’aimais tellement mon travail que je me souviens avoir regardé la série télévisée ER pendant mes jours de congé. Je suis devenu mon travail, je ne me suis jamais absenté et je n’ai jamais regretté mon choix. J’aimais les défis. J’aimais l’adrénaline. J’aimais les résultats généralement positifs que la compétence dans mon travail pouvait apporter. J’ai aimé la gratitude que je recevais des patients, la reconnaissance de mon entourage, le statut. J’étais fier de dire : “Je suis urgentologue”.
En 2018, j’ai décidé d’arrêter cette pratique pour différentes raisons, non pas parce que je m’en suis lassé, mais justement parce que je l’aimais encore et que j’ai constaté que je ne pouvais pas l’exercer comme je le souhaitais. J’ai pris ma retraite de l’urgence avant que le travail ne me mette à la retraite, c’était un choix difficile, ce fut un réel deuil. J’ai dû me défaire d’une partie de mon identité. J’ai dû réinventer ma vie. Cela a été aussi difficile que ce fut exaltant. Je suis entré dans une sorte de sevrage existentiel et je l’ai accepté avec bienveillance car je désirais vivre différemment.
Aujourd’hui, en 2022, je réalise que, depuis que je me suis réorienté, j’ai changé de bien de façon inattendue. Je suis devenu plus sensible et plus conscient, plusieurs événements et situations de la vie m’ayant rendu plus humble. Tout ce qui peut arriver de traumatisant à un médecin, je l’ai vécu durant ma carrière. Si vous pouvez l’imaginer, j’y ai survécu. Toutefois, il subsiste un traumatisme invisible vécu par les gens qui œuvrent dans les milieux de travail où la souffrance de l’autre est omniprésente. Ce traumatisme se doit d’être dévoilé car peu de gens en sont conscients, il est presque imperceptible et personne n’en parle.
Il n’y a aucun doute dans mon esprit que je ne suis pas le seul à avoir vécu ce genre d’expérience et c’est bien humblement que j’accepte de la partager…
Le CDC (Center for disease control) définit un traumatisme comme suit : “Un événement, ou une série d’événements, qui provoque des réactions de stress modérées à sévères, est appelé un événement traumatique. Les événements traumatiques sont caractérisés par un sentiment d’horreur, d’impuissance, de blessure grave ou de menace de blessure grave ou de mort.” Cette définition est conforme aux critères de diagnostic du DSM-V pour le trouble post-traumatique.
Il y a un mouvement dans la psychologie et la psychiatrie moderne reconnaissant que le traumatisme est bien plus qu’un événement traumatique caractérisé par un sentiment d’horreur, d’impuissance, de blessure grave ou de mort. La notion de traumatisme est également bien plus grande que le trouble de stress post-traumatique.
J’aime beaucoup la description qu’en fait Gabor Maté : “Le traumatisme n’est pas ce qui nous arrive ; c’est ce qui se passe en nous à la suite de ce qui est arrivé. Le traumatisme restreint et rétrécit notre vision du monde. La déconnexion de soi est le résultat d’un traumatisme. Les traumatismes reprogramment notre système nerveux de sorte que nous sommes constamment en mode de survie et ceci empêche notre croissance. Le traumatisme peut nous amener à voir un danger là où il n’y en a pas et, à l’inverse, à ne pas reconnaître le danger ou même la souffrance lorsque nous y sommes confrontés.”
J’ai récemment reconnu que, d’une certaine manière, j’avais vécu un tel traumatisme en travaillant aux urgences pendant deux décennies. Même si j’aimais ce travail, je n’ai pas vu ses effets sur ma vie personnelle, jusqu’à ce qu’elle commence à s’effondrer. Permettez-moi de vous expliquer.
Une stratégie appropriée pour gérer une situation difficile peut devenir inappropriée avec le temps ou dans des contextes différents et créer de la souffrance. Il est important d’être en mesure de le reconnaître pour se rendre compte à quel point le traumatisme peut être insidieux.
Il y a 22 ans, je sortais tout juste de ma résidence en médecine familiale, j’étais un jeune médecin urgentiste à plein temps. Dès mon premier jour de travail, j’ai ressenti le poids immense des attentes, des craintes, des souffrances et des espoirs de mes patients. Au cours de ma première semaine, je suis allé, seul, faire l’annonce aux familles du décès d’un être cher ou d’un nouveau diagnostic de cancer métastatique sans espoir raisonnable de survivre un an. J’ai fait tout cela en cycles de 15 à 20 minutes, une vingtaine de fois par jour et j’ai continué cette course d’un patient à l’autre, un diagnostic à la suite de l’autre. Cancer, prochain patient. Mal de dos, prochain patient. Pneumonie, prochain patient. Arrêt cardiaque, prochain patient. Accident vasculaire cérébral, prochain patient. Cheville cassée, prochain patient.
La médecine d’urgence, c’est être apte à garder le rythme, encore et encore, sans s’arrêter et en ayant très peu de temps pour ressentir ou être touché par la quantité de souffrance dont nous sommes témoins. J’ai adoré ce rythme effréné. Comment ai-je pu m’épanouir dans cet environnement ? Je me suis endurci. J’ai construit d’immenses murs impénétrables de défense émotionnelle laissant aller l’empathie et la compassion et m’empêchant d’être touché par la souffrance et la douleur de l’autre. J’étais dur et j’en étais fier.
Malheureusement, sans m’en rendre compte, cette stratégie s’est immiscée dans ma vie personnelle et c’est ainsi que le traumatisme s’est lentement manifesté. Je suis devenu si doué pour prendre du recul et me détacher émotionnellement que je ne me suis jamais plaint. De quoi avons-nous à nous plaindre ? Avons-nous le cancer ? Non. Sommes-nous en fauteuil roulant ? Non. Sommes-nous en soins palliatifs ? Non. Arrêtez simplement de vous plaindre! Il s’agissait principalement d’un dialogue interne, mais une partie s’est exprimée mon couple, dans ma famille et avec mes amis.
Cette stratégie m’a rendu aveugle à la souffrance des autres lorsque j’y ai été confronté, je la reconnais aujourd’hui comme traumatisante. Elle a aussi été tout aussi néfaste à mon égard car je ne me suis pas reconnu le droit d’avoir des moments de découragement, des opinions, d’établir des limites, de dire non. À force de tout accepter, on construit un autre genre de mur, on s’efface peu à peu. En définitive, cette tactique a érodé ma vie de famille et a conduit, avec d’autres influences négatives, à un divorce. Ma première réaction a été typique; ce n’est pas ma faute. Je ne me suis jamais plaint. J’ai toujours fait ce qu’il fallait.
Je suis persuadé que vous comprenez l’idée…
Le traumatisme s’est manifesté en moi à la suite d’influences extérieures auxquelles je me suis délibérément exposé. Grâce à la stratégie que j’ai utilisé pour m’épanouir dans cet environnement émotionnellement difficile, je me suis désensibilisé à ma souffrance et celle de mes proches. Alors que je me suis épanoui dans mon travail, ma vie personnelle s’est lentement détériorée jusqu’au point de non-retour. Je ne pourrai jamais reconstruire ce que j’ai perdu mais, pour rendre hommage aux personnes qui ont été aimées et blessées, je peux partager mon expérience dans l’espoir que, peut-être, quelqu’un reconnaîtra ce schéma dans sa vie et pourra éviter une telle douleur inutile.
J’ai mis six ans à comprendre ce qui se passe, à mettre des mots sur cette compréhension nouvelle. Je la partage en espérant qu’elle atteindra et changera une âme, pour le mieux.
Au fil du temps, avec l’autoréflexion, la prise de conscience et l’aide d’une partenaire de vie très compréhensive, bienveillante et compatissante, je change peu à peu. Je deviens lentement un homme plus sensible, plus humble, ouvert à l’idée que la souffrance ne se mesure pas en termes absolus mais sur une échelle très personnelle. Je dois admettre que c’est un travail de tous les jours et que j’ai de fréquentes rechutes.
Chaque jour et pour le reste de ma vie, j’essaierai activement d’offrir une présence à ceux que j’aime. Je vais être à l’écoute, plus ouvert et plus vulnérable et tenter de reconnaître les émotions qui surgissent dans mes interactions avec mes proches. Partager la douleur et se sentir accueilli, compris et accepté malgré sa présence, quelle qu’en soit l’ampleur, c’est le premier pas vers la guérison.
L’amour, c’est célébrer la vie ensemble ; c’est d’être là l’un pour l’autre dans les bons et, surtout, les mauvais moments.
Si vous exercez un travail à haute charge émotionnelle, comme dans la salle d’opération, les soins intensifs ou les urgences, vous vous êtes probablement déjà senti irrité par les soucis, les angoisses et les frustrations de votre partenaire… Il est fort possible que vous les trouviez moins importants que ce que vos patients de la journée ont vécu. Maintenant que vous êtes à même de reconnaître pourquoi vous vous sentez ainsi et combien cela vous fait de tort, à vous et vos proches, vous pouvez abaisser vos barrières, prendre conscience que vous pouvez vous ouvrir aux émotions de ceux que vous aimez et les accueillir dans votre vie, leur montrer que votre empathie et votre compassion ne doivent pas être seulement réservées à la souffrance rencontrée dans votre milieu de travail.
Si vous avez dans votre vie une personne qui travaille dans le domaine de la santé ou dans un autre métier frénétique et intense (policier, pompier, travailleur social, soldat, etc.), vous avez probablement ressenti ce schéma ou du moins une partie de celui-ci. Il vous est certainement arrivé de simplement avoir souhaité partager une forme de frustration ou de tristesse dans votre vie et de vous être senti ignoré… Maintenant que vous comprenez l’origine de cette réaction, vous pouvez la souligner avec compassion. Vous avez un héros dans votre vie, cette personne s’est endurcie pour faire un travail essentiel, sauver des vies, etc. N’acceptez plus d’être ignoré, amenez-la doucement à comprendre que vous avez vous aussi, besoin de leur empathie et de leur compassion.
Je soupçonne qu’il y a une épidémie de ces traumatismes “dont on ne parle jamais”.
La pandémie ayant testé les limites de notre résilience, cette épidémie a pris de l’ampleur et elle affecte de nombreuses vies, de nombreuses familles. Parlons-en ouvertement.
J’espère que ce message résonnera en vous, chers collègues, chers amis et tous ceux et celles qui se lèvent chaque matin, pour sauver des vies ou pour aider à construire un monde meilleur.
Si vous vous reconnaissez, si vous reconnaissez votre conjoint(e), votre enfant ou un(e) ami(e), n’hésitez pas à partager ce message et à en parler.
Merci.
Martin Pham Dinh